A son arrivée en France, en 1990, Lee Bae a construit son œuvre autour d’un subtil mélange d’art abstrait occidental et de codes et pratiques artistiques traditionnels de la culture coréenne. Depuis, son travail n’en cherche pas moins à s’émanciper de ces influences diverses. L’évolution de son œuvre montre la volonté d’exprimer une certaine vision extérieure du monde qui laisse place petit à petit à la révélation d’un paysage intérieur. Ainsi s’est-il concentré sur l’idée de nature qu’il développe à travers à la fois un constant renouvellement de formes et de matériaux et aussi une quête spirituelle et méditative. Cette pensée « vers l’intérieur » est un point commun que Lee Bae partage avec les artistes du mouvement coréen « Dansaekhwa »1. Ce dernier a notamment développé une recherche fondamentale et expérimentale, sorte d’espace de réflexion, fondée sur le rapport harmonieux de l’homme avec la nature, à l’égal des mouvements « Monoha » japonais et de « l’Arte Povera » italien2. Sans y être enfermé, Lee Bae appartient à la seconde génération de ce mouvement, celle des années 80’s, aux côtés d’artistes comme Park Ki-Won, Lee In-Hyeon ou Jang Seung-Taik.
Chez Lee Bae, l’idée de nature est présente à la fois par le charbon de bois et par le noir, que ce soit dans leur dimension matérielle ou immatérielle. L’artiste aime rappeler que le charbon naît de la main de l’homme et de sa capacité à transformer cette matière naturelle. Il est aussi le dernier stade de l’objet, de la matière inerte, tandis que le noir évoque à la fois la mort et la vie. Il est à remarquer d’ailleurs que, depuis plus de 25 ans, son art s’élabore sur des combinaisons contradictoires : matérialité/immatérialité, visible/invisible, produits naturels/ matières synthétiques, noir/blanc, ombre/lumière, planéité/profondeur. Les différentes périodes exposées ici soulignent ce dualisme naturel, et révèlent la quintessence de son oeuvre. Mais surtout elles révèlent une profonde cohérence dans sa démarche, élaborée non seulement autour de concepts d’énergie, de pureté et de vitalité, mais aussi de thèmes éternels comme le temps, le feu, l’eau, la terre.
Des matériaux pour l’expression d’une énergie et d’une vitalité.
Lorsque Lee Bae arrive à Paris, dans les années 1990, l’artiste choisit de se servir de morceaux de charbon de bois comme médium principal de création, certes pour des raisons économiques mais pas seulement. En lisant un journal, il découvre une publicité d’un magasin général qui vendait des sacs de charbon de 10kg pour 5 francs : « J’aurais pu travailler avec du plâtre ou du métal. Mais le charbon de bois était lié à ma propre culture et à ce moment-là, j’avais besoin de garder un lien fort avec mes propres origines. J’étais parti de Corée pour quitter mes racines, mais arrivé ici, je me sentais étranger, très loin de chez moi, et le charbon de bois me permettait de retrouver l’univers de l’encre de Chine, de la calligraphie, l’ambiance de la construction des maisons que j’avais connue enfant.
Dans la tradition coréenne, en effet, lorsqu’on creuse les fondations, le charbon de bois est la première chose qu’on dispose. De même lorsqu’un enfant nait, on le signale à la porte en accrochant du charbon de bois à une corde. Donc ce charbon de bois, symboliquement fort m’était familier. Il m’a permis de replonger dans ma propre culture »3.
Un rapide panorama de ses œuvres montre qu’il emploie le charbon de bois tout autant à l’état brut que transformé, ou recréé symboliquement grâce à des nouveaux matériaux industriels – chimiques ou technologiques – tels que le carbone, le médium acrylique et la vidéo.
Son rapport au charbon est cependant moins formel qu’il n’y parait. Le charbon se trouve implicitement lié au thème du feu. Le feu est une énergie, et le charbon permet de transcender cette énergie. Le feu est mouvement, vitalité. C’est la valeur symbolique qui intéresse l’artiste et sa capacité à transmettre cette énergie, cette vibration, à l’image des tas de charbon, intitulés Issu du feu. Réalisées en 1997, ces sculptures de matière brute posées à même le sol contiennent en elles cette poétique de l’objet, cette présence essentielle faite de vibration et d’énergie. Elles sont pour l’artiste l’image d’un cœur en vie. Ces œuvres s’imposent, mystérieusement, affirmant à la fois ce recours à la radicalité du geste et cette présence irréfutable, légère, naturelle et sensible.
A travers cette intervention, – terme préféré par l’artiste à celui d’installation -, Lee Bae cherche à mettre en évidence la « physicalité » du matériau. Il n’intervient pas directement sur ce dernier, il ne fait que le déplacer dans une autre réalité spatiale. Le but étant de créer un dialogue entre ce matériau naturel et l’espace culturel dans lequel il se trouve. C’est une manière sensible d’envisager son rapport au monde, dans une démarche où la forme naît d’une attitude.
Cette démarche est au cœur de l’intervention monumentale, composée de 88 blocs de charbon, sculptés, poncés, accrochés directement au mur. Spectaculaire, cette œuvre offre un paysage rythmé de plein et de vide, de blanc et de noir, de surfaces planes et en relief ; un paysage en mouvement, représentatif d’une vision poétique d’un espace-temps. Ces morceaux de charbon fixés au mur apparaissent comme autant de ponctuations dans le temps, de zones d’énergie qui ouvrent un espace de méditation et de contemplation.
Dans les peintures des années 1990, souvent traitées comme des dessins, le charbon de bois est déjà son matériau d’expérimentation. Le sujet principal en est le corps humain. Là, l’artiste utilise le charbon de bois comme du fusain. Il le trempe dans un médium acrylique, le dépose et le ponce directement sur la toile. De ce procédé, émane une figuration singulière aux formes simples, compactes et colorées, dont quelques poussières de charbon s’échappent à la lisière des contours. Placées au centre de la toile, les ombres noires où se dessinent des corps masculin/féminin évoluent sur des fonds clairs, et gagnent en force et en vitalité.
Au cours de cette décennie, son travail se libère de cette représentation figurative du corps pour n’en saisir que l’expression pure, au moyen de puissants contrastes noirs et blancs. Les morceaux de charbon imbibés de médium acrylique qui adhèrent rapidement au support, amènent l’artiste à frotter énergiquement ce dernier sur la toile. Derrière cette pratique « revisitée » du frottage, on découvre des figures humaines isolées se métamorphosant en compositions abstraites. Lee Bae ne peint pas le corps, il peint son énergie. Le corps est alors symboliquement présent par la gestuelle de l’artiste. Entre images de corps tronqués et formes abstraites naissantes, les compositions génèrent des tensions dans l’espace et sont la trace picturale d’une vibration.
Entre 1995 et 2000, l’artiste a beaucoup travaillé sur ses paysages abstraits avec de forts contrastes noirs et blancs. Le rapport fond/forme et noir/blanc s’impose de manière encore plus forte. Il y explore les tensions et la trace du mouvement à travers une géométrisation minimaliste, dans un lointain écho au minimaliste de l’Ouest et à l’Abstraction géométrique. Les contours denses n’en sont pas moins bien vibrants, et les noirs semblent plus mobiles sur les fonds blancs. Ces compositions donnent corps au noir, renforcent sa profondeur, et en accentuent d’autant plus le halo lumineux qui les enveloppe.
Lee Bae se nourrit de toutes ces expériences pour revisiter sans cesse les fondamentaux de son œuvre. Parallèlement à son travail avec le charbon de bois, il développe une pratique innovante en réalisant des tableaux avec des agrafes. Ce travail est né alors que l’artiste était l’assistant de Lee Ufan, pour lequel il devait tendre les toiles sur les châssis avec des agrafes. « En les fixant, je m’étais aperçu qu’elle formait un trait métallique comme un trait de crayon à la mine de plomb »4. Il a alors l’idée de les utiliser comme médium dans ses propres créations. Deux techniques singulières naissent. La première consiste à placer les agrafes au dos du panneau de bois, ce qui lui permet de faire éclater le bois vers l’extérieur. Et c’est ce déchirement de la matière qui génère la forme sur la face principale de l’œuvre que l’on retrouve notamment dans la série des Insectes collectés. Pour d’autres comme la Chaise, l’artiste les fixe directement sur le panneau de bois. Par l’utilisation de ce matériau métallique, l’artiste continue à faire dialoguer deux mondes, l’un naturel et l’autre industriel.
Dans les tableaux de charbon de bois réalisés entre 1997 et 2000, il renouvelle son approche du matériau. Employé dans son état brut comme d’un médium classique, il le taille, le ponce et le colle sur la toile. Le noir est ici le sujet principal même si l’artiste s’amuse à mettre en avant les qualités propres du matériau. Là encore, il le métamorphose pour en révéler la densité et pour donner corps au noir. Lee Bae transforme des copeaux de charbon de bois en mosaïques de contrastes de reflets et d’opacité, et de subtiles nuances de noirs. Assemblés les uns à côté des autres, il y dépose un médium acrylique qui se glisse dans l’espace vide entre chaque morceau de charbon. Cette application a l’effet immédiat de faire apparaitre une planéité parfaite. Là encore, la relation avec la nature se situe dans ce dualisme entre produits naturels et matières synthétiques. Ces paysages imaginaires qui semblent figés par ce traitement sont en réalité extrêmement libres et vibrants grâce au jeu de reflets d’ombre et de lumière. Ces tableaux constituent une des formes les plus expressives des œuvres monochromes créées par l’artiste.
Un travail pictural de noir et blanc. Une alchimie qui tend à révéler un paysage intérieur.
Penser l’œuvre de Lee Bae seulement autour de la question de la forme et de la diversité des matériaux serait réducteur. Dès 2000, il développe un univers pictural abstrait autour du noir et du blanc qui exprime une pensée fondamentale. Cette évolution rend compte d’une volonté de renouveler son langage et de révéler l’essence même de sa démarche. « En 2000, je me suis aperçu que le matériau en lui-même, sa présence physique ne m’étaient plus nécessaires et que j’avais dorénavant uniquement besoin de son image »5. Il engage alors un processus de transformation de la matière concrète en une image de cette matière.
Ainsi les surfaces en relief évoluent en surfaces planes, les compositions géométriques deviennent des lignes sinueuses et des signes abstraits en apesanteur, et le blanc-crème mute en blanc pur. L’installation vidéo et sonore, Issu du feu, montrée pour la première ici, résume cette nouvelle exploration symbolique de la matière. Le feu est au cœur de la vidéo. Mais ce n’est plus un matériau. Pour lui, le feu est essentiel. C’est une partie intégrante de la culture humaine, c’est la nature par excellence. Dans ce processus d’évolution de la « physicalité » du charbon de bois, le feu n’a plus besoin d’être représenté matériellement. L’image du feu peut créer cette idée de nature et symboliquement transmettre sa force et sa vitalité.
En 2001, il avait commencé cette recherche à travers une série de peintures acryliques médium inédites composées de taches noires jetées sur des grands fonds blancs, créant une tension et une vibration très novatrice dans sa production. Il parvient à libérer le champ pictural, isole les formes pour mieux les imposer dans l’espace. Il introduit de subtiles nuances dans les blancs par la superposition de couches de médium acrylique qui renforcent d’autant plus le noir. Le blanc apparait impassible, immobile et transparent, le noir se fait dynamique, dense et profond. Libéré de toute contrainte, l’artiste crée une sensation de spontanéité dans l’acte créatif. C’est oublier cependant que le hasard n’intervient pas sa démarche. Il procède d’une attitude sous-tendue par un rituel immuable. Chaque matin, il commence à jeter de nombreuses formes sur le papier. De là il en choisit une qu’il va répéter de nombreuses fois. Ce travail de mémoire lui permet de la reproduire automatiquement sur la toile. « Ma démarche n’est donc pas théorique, elle est plutôt la conséquence de ma propre culture, de mon éducation, de mon enfance, de mon expérience, de ce qui se passe aujourd’hui, de la vie en somme. Voilà pourquoi, et je le répète, la forme vient d’une attitude »6.
La série des formes-taches et celle des « écritures » telles des signes abstraits en apesanteur, réalisées ces dernières années, sont des œuvres marquées par une grande liberté d’exécution. Les « écritures » montrent un jeu de combinaisons de formes noires abstraites réalisées aux larges pinceaux, qui sont tout autant des zones de pureté que de spiritualité. Mais derrière ce geste, Lee Bae révèle un paysage intérieur insoupçonné.
Des corps tronqués aux peintures abstraites, le noir a toujours été au cœur de l’œuvre de Lee Bae. Cet équilibre essentiel entre un noir profond et un blanc laiteux est obtenu par la maitrise d’un procédé pictural à base de médium acrylique. Lee Bae pose en premier lieu ses formes noires aux contours sous tensions, cherchant à introduire des vibrations dans la toile. La profondeur du noir est obtenue ensuite par l’application de couches successives de médium acrylique. Les après les autres, après un temps de séchage nécessaire entre deux passages, les couches se métamorphosent et génèrent une transparence et une luminosité toute particulière. Les traces noires semblent alors flottées dans l’espace de la toile. Ces formes ne sont pas seulement des formes noires. Ce geste est un concentré d’énergie et de vitalité qui invite à la méditation et à la contemplation. Dans ses récentes peintures, que Jean-Michel Wilmotte compare à des écritures flottantes, il tente de saisir l’essence même de cette pureté, et donc de la vie.
Le noir évoque certes la mort, le néant. Mais le noir, notamment celui provenant du charbon de bois, est aussi signe de réincarnation. Pour Lee, il représente ce qui reste, c’est-à-dire l’essentiel, après le feu. Il évoque la densité, l’énergie. Le noir est aussi l’image de la pureté de la matière. Cet aspect lui a toujours fait penser au Suprématisme de Malevitch : « Quand je regarde un de ses tableaux, je suis face à une image de pureté, de cristallisation. La culture asiatique aime maîtriser l’esprit et accorde une grande importance à la spiritualité. Et le noir est l’expression de cela, c’est l’écriture, la calligraphie »7.
Mais le geste, c’est aussi chez Lee Bae, le temps. C’est un savant mélange entre la diversité des matériaux qu’il emploie et le monde tel qu’il le perçoit. « Ma façon de peindre relève plutôt d’une sorte de performance. En effet, lorsque je travaille avec un pinceau et avec mon corps, je travaille avec le temps. Le geste, c’est le temps…comme je fais un seul passage à chaque étape de la réalisation, c’est une manière de garder le temps, de suspendre un moment dans l’espace de la toile »8. Ce lien ténu avec le temps transcrit à la fois l’impossibilité de réécrire ce qui a été fait et le souci d’immortaliser le geste.
Les formes noires, les matériaux, les fonds blancs, la lumière et l’ombre, la densité et la transparence sont un vocabulaire que l’artiste répète depuis le début de sa carrière afin de révéler un paysage intérieur, où les formes, l’espace et les éléments de la nature sont l’expression d’une relation à la nature. Entre formes et matériaux, temporalité et attitude, corps et nature, tout dans l’œuvre de Lee Bae est l’expression de vitalité, de force et d’énergie. Au fil du temps, et d’une carrière discrète, il revendique cette capacité à la fois à se nourrir d’une culture universelle et de mettre l’œuvre d’art au cœur de sa relation au monde.
- Kim Soun-Yeung, Vers l’intérieur, catalogue d’exposition, Centre culturel coréen, Paris, 2008
- Né au début des années 70’s, le « Dansaekhwa » regroupe quatre générations d’artistes coréens dont les grandes figures de l’art contemporain coréen tels que Lee Ufan, Parc Seo-bo, Kwon Young-woo, Yun Hyong-Keun Ha et Chong-hyun. Dans son approche, il assez éloigné des conceptions de l’art minimal, fondées sur des points de vues rationnels, logiques et mathématiques.
- Extrait de « Entretien », par Henri-François Debailleux, catalogue d’exposition, Lee Bae, Musée d’art moderne de Saint-Etienne, 2011
- Ibid.,
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