De Lee Bae, on a surtout vu ses grands tableaux en noir et blanc-crème, réalisés depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Mais on connait peu ses œuvres précédentes, celles des années 90 qui, à une époque où il était moins reconnu qu’aujourd’hui, ont été peu montrées, voire jamais pour certaines. Outre leur formidable puissance, ces réalisations qu’on pourrait regrouper sous l’appellation de «période charbon de bois», correspondent à un moment essentiel de la carrière de l’artiste puisqu’elles coïncident avec son arrivée à Paris et marquent un tournant décisif dans sa démarche avec la découverte et l’utilisation d’un matériau nouveau pour lui: le charbon de bois.
Une exposition comme celle du musée de Daegu, à caractère rétrospectif (la seconde de ce genre après celle que la Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis, en France, lui a consacré au printemps et pendant l’été 2014) permet ainsi de comprendre d’où viennent ses toiles plus récentes. L’accrochage leur donne un nouvel éclairage, et vice versa d’ailleurs, puisqu’elles donnent à leur tour une autre lecture des plus anciennes.
Lee Bae l’a souvent répété: dès son arrivée en France en 1990, plusieurs raisons l’ont conduit à utilisé du charbon de bois. Tout d’abord un manque de moyens financiers ainsi que le hasard qui lui fait découvrir, juste à côté de son atelier, des sacs de charbon de bois très économiques. Ensuite, ce charbon lui rappelle ses origines, l’univers de l’encre de chine, de la calligraphie, et un profond ancrage dans la tradition coréenne avec sa force symbolique et sa charge poétique .Enfin et surtout, le charbon de bois va permettre à Lee Bae de conjuguer, de faire converger ses deux sujets, le matériau et le noir. Autrement dit, d’un côté le matériau pour lui même et de l’autre le matériau au service du noir.
Le charbon va se révéler une puissante source d’énergie au sens propre comme au sens figuré de l’expression, un concentré de vie. De ce matériau brut, Lee Bae va affirmer la présence, jouer sur sa « physicalité », réveiller sa dimension existentielle, en extraire tous les aspects, réalisant avec ses différents morceaux aussi bien des sculptures que des installations et des tableaux.
Pour les premières l’artiste façonne le charbon pour donner du volume au noir et le condenser. Pour les installations, il dispose des blocs au sol ou sur les murs, comme s’il faisait exploser le matériau afin de mettre le noir en éclat, de disperser le noir, de consteller le noir. Pour les tableaux, l’artiste taille, juxtapose, colle et ponce ses bris de charbon : il travailler la surface, révèle les reflets du noir, joue sur les moires. Se crée ainsi une mosaïque d’ombres et de lumières et de dégradés de noirs. C’est d’ailleurs en (re)voyant ces tableaux que l’on comprend la subtilité du lien avec sa période suivante et comment Lee Bae est passé d’un travail sur la planéité du noir à un travail sur la profondeur du noir.
Au début des années 2000, Lee Bae a en effet ressenti la nécessité de sortir du charbon: comme s’il faisait une performance, un happening, il a un jour jeté en l’air la poudre et les morceaux qui l’entouraient, sa façon peut-être de laisser partir le charbon en fumée. Dès lors, avec encore une fois une grande maîtrise technique, il s’est mis à utiliser du medium acrylique qu’il étale à plat sur ses toiles en plusieurs couches successives et du pigment noir.
Avec le premier il crée un fond blanc ou crème. Avec le second une forme noire qui semble suspendue dans l’espace. Avec les deux un choc qui permet au blanc de donner encore plus de force, d’intensité, de vibration au noir. Si les tableaux avec du charbon de bois semblaient privilégier les effets de surface- sans pour autant négliger le principe de densité, générateur même de ces effets- les toiles en noir et blanc, à l’inverse, donnent elles l’impression de se concentrer sur la notion de profondeur -uniquement possible par un magnifique travail sur la surface. En témoigne d’ailleurs, l’aspect extrêmement lisse, très doux, sensuel des surfaces qui font penser à de la cire.
Ces œuvres rappellent le grand intérêt que Lee Bae porte à la matière et à la façon, lente, de la travailler. Elles remettent en avant une quête spirituelle et une dimension du temps omniprésentes dans sa démarche: le temps inhérent à l’histoire même du charbon de bois et à la manière dont il le traitait. Le temps inhérent au processus d’élaboration de ses toiles, résultat du recouvrement par couches (une façon de suspendre le temps dans l’espace de la toile), de l’impératif de temps de séchage entre chacune d’entre elles et de la grande précision (prolonger le moment) des contours de ces formes noires. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, elles n’ont rien de gestuel ni de spontané. Pas de hasard ici, elles sont au contraire le fruit d’une longue recherche en dessin : ce n’est qu’après les avoir préalablement réfléchies et trouvées sur le papier que Lee Bae les transpose avec précision sur sa toile. Ces formes, qui évoquent ici des spirales, là des taches explosées, ailleurs des traits, des courbes ou des signes proches de la calligraphie, ne sont là que pour incarner le noir, donner un corps au noir. Ni symboliques, ni figuratives, elles ne renvoient à rien d’autres qu’à elles mêmes, à rien d’autre qu’à un territoire de noir. On comprend ainsi mieux l’obligation qu’elles soient en parfaite harmonie d’espace avec les plages blanches. L’équilibre de leur répartition ne supporterait pas la moindre disproportion. Pour que le dialogue fonctionne entre elles, une grande justesse est nécessaire. Car c’est bien évidemment de la rencontre, de la confrontation entre ces deux couleurs qu’émergent ces continents noirs; de cette frontière à première vue tremblante – du fait de la subtile réflexion de leurs contours dans l’aspect translucide des blancs- que le noir monte et vibre. On ne voit alors plus que ce corps noir, cette masse d’une extrême tension, d’une formidable énergie, d’une incroyable densité qui aspire la lumière et notre regard avec. Comme un puits noir sans fond, avec ses secrets et ses arrières plans, où chacun va trouver la profondeur qu’il veut bien voir et le vertige qu’il est prêt à ressentir. Comme un trou noir, au sens astrophysique du terme, avec sa matière si compacte à l’exemple ici de ce noir qui se resserre sur lui-même, de ce noir qui plonge dans le noir jusqu’à l’infini. Un au-delà du noir, en somme.