Quelques remarques sur la peinture de Lee Bae
Depuis plusieurs années, le Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne fait preuve d’un engagement prononcé pour l’art contemporain d’Extrême-Orient, et notamment de Corée, du Japon et de Chine. Cette confrontation artistique ne reflète pas forcément en premier lieu l’importance géopolitique, économique et culturelle croissante des pays industrialisés high-tech de cette région, elle ressort au contraire bien davantage d’un intérêt culturel et humain fondamental pour la rencontre et le mélange de cultures dites occidentales et orientales. Cette rencontre culturelle, civilisationnelle, historique, politique et économique crée de nouveaux modèles de pensée, de nouvelles formes d’une société mondiale fluide encore inédite, dans lesquels des valeurs fondamentales profondément ancrées, des formes symboliques, des structures idéologiques et philosophiques, des conceptions du monde, des formes de vie et des systèmes de communication se transforment simultanément, tout en persistant, peut-être de manière latente mais pour autant avec une extrême résistance, fusionnant ainsi dans la plus grande flexibilité avec d’autres modèles. Dans ce contexte, on peut considérer les sociétés hyper-dynamiques et ultra-industrialisées d’Extrême-Orient comme les ateliers d’une nouvelle société mondiale technique et globale, qui conserve ses valeurs fondamentales et ses modèles de style de vie et de pensée, malgré les nombreuses influences de l’extérieur.
La quasi-totalité des artistes exposés dans le cadre de cette série au Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne au cours des huit dernières années, vit complètement ou en partie dans une sorte de nomadisme, au carrefour entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie. Certains d’entre eux ont effectué un séjour prolongé (et déterminant pour leur pratique artistique et leur vision esthétique) à Paris, à New York ou à Londres. Lee Ufan, Park Seo Bo, Chung Sang-Hwa, Hwang Young Sung incarnent la génération des « Anciens Maîtres » qui, au début des années 1960 et alors jeunes rebelles, ont presque tous quitté leur pays pour rejoindre notamment Tokyo et Paris, afin d’intégrer le nouveau milieu culturel actif et radical de révolte contre les anciens modèles, un milieu jusqu’alors inimaginable, à la recherche de nouveaux chemins, Certains, à l’image de Chung Sang-Hwa, sont restés longtemps à l’étranger et ne sont rentrés au pays que bien plus tard, tandis que d’autres, comme Lee Ufan, se sont construit une structure de vie et de travail au sein d’un réseau international, avec plusieurs ateliers et domiciles dans différentes villes telles Paris, Tokyo et Séoul, et continuent de faire la navette entre tous ces pays et continents.
De nombreux représentants des plus jeunes générations d’artistes, comme par exemple Kim Sooja, Soonja Han, Yang Pei Ming, Lee Bae ou, plus jeunes encore, comme Hi raki Sawa, Kei Takemura, Mamoru Tsukada, Shigeru Ban, Seulgi Lee, Ae-Hee Park, Nakhee Sung et Hye-Sook Yoo, ont quant à eux décidé de s’installer définitivement dans leur nouvelle patrie, à New York, Londres, Paris ou Berlin, mais conservent malgré tout des liens très forts avec leurs pays d’origine, où ils exposent régulièrement. Certains possèdent un second atelier dans leur ville de naissance et travaillent activement avec des galeries, musées et universités de leurs pays d’origine.
Sans avoir connaissance de ce contexte historique et socioculturel intense, trépidant, historique et souvent contradictoire, on ne peut pas complètement comprendre la pratique artistique de Lee Bae. Il faut interpréter sa position dans le contexte d’un discours pictural où la conception coréenne de réalités données et de compétences humaines et où le positionnement de l’Homme par rapport à la nature, à notre époque mais également à l’histoire (dans le sens de l’activité, de la modification, des traces laissées par les interventions humaines) influencent directement ses méthodes picturales et ses orientations esthétiques fondamentales.
Cette relation complexe, univoque mais en aucun cas anecdotique ni nostalgique par rapport à la complexité du mode de pensée oriental, et plus précisément encore, coréen, s’exprime clairement dans une déclaration de l’artiste formulée dans le cadre d’une longue discussion avec Henri-François Debailleux. A la question posée par Debailleux de savoir si la relation de Lee Bae avec la calligraphie orientale traditionnelle présente un certain lien avec la tradition picturale coréenne, Lee Bae répond avec une clarté radicale qui éclaire toute sa conception esthétique et sa pratique picturale : « Aucun. Je n’y pense pas et je ne m’y réfère jamais dans mes tableaux. Ma façon de peindre relève plutôt d’une sorte de performance. En effet, lorsque je travaille avec un pinceau et avec mon corps, je travaille avec le temps. C’est cela le plus important. Le geste, c’est le temps. Comme je ne peux pas retoucher, revenir en arrière, comme je fais un seul passage à chaque étape de la réalisation, c’est une manière de garder le temps, de suspendre un moment dans l’espace de la toile. Et pour moi, la meilleure façon de conserver cet instant, c’est d’inscrire et d’immobiliser mes formes dans un espace qui a l’aspect de la cire »1.
Cette déclaration n’explique pas seulement son refus radical de toute association formaliste, nostalgique et superficielle à la calligraphie orientale traditionnelle, qui pour le spectateur européen pourrait paraître plausible (même si cette idée relève peut-être inconsciemment d’un cliché culturel banal), elle traduit également sa vision complexe et fondée du temps et de sa position, où la conservation d’un moment temporel fluide éphémère, évanescent, en perpétuel changement, inévitablement perdu et qui ne reviendra jamais plu s, se révèle possible par le biais de son travail, de son engagement corporel et sa gesticulation artistique qui relève de la performance.
De ce fait, ses figures visuelles plastiques ne sont pas des calligraphies au sens d’un texte lisible, au sens d’un écrit abstrait empathique mais qui reste anecdotique et sert toujours de référentiel, et dont le contenu est quasiment déchiffrable, elles sont bien davantage des manifestations visuelles de la conservation du moment temporel éphémère, une concrétisation visuelle de l’état temporaire évanescent, c’est-à-dire donc la matérialisation de ce qui n’est pas matérialisable. La performance, l’engagement corporel, la présence puissante, fondamentale et physique de l’artiste à travers son travail avec le matériau, avec la cire, n’est donc pas une exécution conditionnée par l’émotionnel, dramatique et personnelle d’un acte d’écriture, il ne s’agit donc pas de décrire quelque chose au moyen du système de signes (aussi abstrait, empathique, émotionnel et subjectif soit-il), pas plus qu’il ne s’agit d’un message personnel. Il est question d’une tentative de maintenir dans une permanence matérielle une sensation, une expérience du déroulement temporel, ou plus précisément de l’état temporaire, éphémère et évanescent du provisoire.
Lee Bae ne renoue ainsi pas avec la calligraphie traditionnelle, mais avec la conception orientale du temps et de la faculté qu’a l’Homme de transposer la sensation d’évanescence dans la sensation du souvenir de l’évanescence, du caractère provisoire de notre existence, créant ainsi son propre terrain culturel, authentique et incomparable. Dans ce contexte, on peut également affirmer que Lee Bae est un véritable successeur de Lee Ufan, pas du tout d’un point de vue formaliste, mais du point de vue de la conception de la compétence et de la capacité de l’artiste à intégrer dans la structure du tableau différents domaines et systèmes qui lui sont extérieurs, de par son travail et son engagement corporel, que Lee Bae qualifie de performance. Lee Ufan l’exprime ainsi : « Le corps joue un rôle de médiation entre l’intérieur et l’extérieur, et il nous offre la possibilité d’une situation plus ouverte »2. Cette situation ouverte renvoie à la problématique du temps, à la volonté de l’artiste de capter dans une forme matérielle le caractère provisoire permanent du processus temporel, à savoir l’immatérialité de l’expérience du temps, et même à le concentrer de manière suggestive et évocatrice, par le biais de son engagement corporel, de son travail physique et de la création d’une chose matérielle.
Ainsi les formations de surface présentées les unes à côté des autres ne sont-elles pas des gestes dramatiques, émotionnels et subjectifs qui transmettent des états émotionnels immédiats ou des expériences subjectives d’existence, elles sont au contraire des choses matérielles étranges, dans lesquelles des événements passés, disparus depuis longtemps, se trouvent figés. Ces formations concrètes et matérielles cachent en elles le temporaire, le provisoire, l’action inéluctable, c’est-à-dire l’immatériel, l’expérience du temps et de l’état d’évanescence, l’expérience du provisoire permanent.
La sensualité accrue de l’ apparition matérielle évoque en nous l’ expérience de l’immatériel, dont l’ apparition matérielle, à savoir la structure plastique sensuelle des objets en cire, ne traduit pas le domaine du personnel, du privé, du psychologique mais au contraire celui du matériel, du non-intentionné, de l’involontaire. La personnalité se cache dans le silence, elle reste complètement en retrait et ne fait sentir sa présence que de manière indirecte dans le seul domaine des souvenirs et des imaginations, si tant est qu’elle apparaisse seulement dans l’expérience globale. Il s’agit à nouveau d’une continuation latente discrète de la conception orientale du monde. Lee Bae crée des structures matérielles qui, dans une forme sensuelle concentrée et radicalisée qui étend au maximum le potentiel évocateur du tableau, conservent les réalités et constellations d’un état temporel passé, figeant ainsi le provisoire permanent dans un autre état. Grâce au « pouvoir évocateur du matériau »3, extrêmement poétique et exacerbé, l’expérience temporelle du provisoire permanent est transférée à un autre niveau, au niveau de la contemplation et de la distance par rapport aux réalités immédiates, afin de créer la possibilité de considérer le tableau, c’est-à-dire la chose matérielle unique et concrète, en tant qu’intermédiaire entre différentes expériences.
- Lee Bae lors d’un entretien avec Henri-François Debailleux (publié dans ce catalogue).
- Lee Ufan : The Art of Encounter, Lisson Gallery Publication n° 42, Londres 2004, p. 68.
- Lee Bae, entretien avec Henri-François Debailleux.